top of page

DRAKAN HARREN

L'ANACHORÈTE

Originaire d’Harrenfell, Drakan était destiné à suivre les traces de son père et de son grand-père avant lui. Issu d'une famille respectée, il était un jeune homme actif et ambitieux, bien que parfois rêveur et naïf. Il passait le plus clair de son temps au chantier naval, émerveillé par les machines, les forgerons, les engins de levages et les navires en construction. Fasciné par la transformation du bois brut en puissantes Armadas Écarlates, Drakan sentait l'appel de l'aventure monter en lui. Chaque grincement des cordages et chaque frappe du marteau semblait résonner en lui, appelant à une vie faite de grands voyages et de découverte.

Cependant, Lord Edric Harren, son père, avait d'autres ambitions pour lui. Edric, un homme à l'esprit aiguisé et aux convictions bien ancrées, voyait en son fils non pas un aventurier, mais son successeur. Rêvant de faire de Drakan le maître du plus grand chantier naval de l'Archipel, Edric souhaitait que la lignée des Harren perdure et prospère. Sa jeunesse avait été marquée par de nombreux voyages au-delà des mers, des récits qu'il racontait autrefois à Drakan, nourrissant inconsciemment l'imaginaire du jeune homme. Siégeant au Conclave d'Harrenfell, Edric était un homme aux avis politiques tranchés, un orateur redouté et un patriote fidèle. Il était aujourd’hui, l’un des politiciens les plus influent ainsi que le Grand Contremaître du chantier naval, tissant des relations compliquées avec les autres pays du royaume hélydien. Nombre de ces relations lui déplaisaient, mais elles étaient nécessaires pour maintenir l'équilibre économique et politique. Drakan, bras droit de son père, n'approuvait pas toujours ces choix, et Edric ne le savait que trop bien.

Le fardeau de l'éducation de Drakan reposait entièrement sur ses épaules depuis la mort de sa femme bien-aimée, Evna. Avec Drakan devenu jeune homme, l'affrontement entre les aspirations du père et celles du fils était devenu inévitable. Les disputes éclataient de plus en plus fréquemment, Edric cherchant à lui inculquer la rigueur nécessaire pour assumer de futures responsabilités, tandis que Drakan résistait, rêvant d'un destin bien différent.

Un soir pluvieux, une querelle plus violente que les autres ébranla le bureau des Harren. Les éclairs illuminaient la pièce, et les éclats de voix résonnaient dans la nuit. Comme toujours, le sujet de leur dispute était le même : l'avenir de Drakan et celui de leur lignée. Les paroles acerbes de son père s'imposaient à lui comme des chaînes, entraînant ses rêves d'aventure. Dans un élan de colère, Drakan claqua la porte et s’apprêta à avancer dans la nuit, la pluie battante lui martelant le visage. Ce soir-là, il ignorerait que ce serait la dernière fois qu'il verrait son père vivant.

Après quelques pas, le jeune homme croisa le chemin d'un homme âgé, enveloppé dans une longue cape noire ruisselante de pluie. Le visage de l'homme restait caché sous une capuche, mais Drakan n'eut pas besoin de voir son visage pour le reconnaître.

confrontation.jpg

« Encore une dispute ? » questionna l'homme d'une voix rauque, marquée par des années de jugement et de sentences.

« Ah ! C'est vous, Justiciar Melbor. Il n'est pas de bonne humeur, je vous préviens ! », répliqua Drakan, le souffle court, le poing serré de colère.

Melbor esquissa un sourire énigmatique, un éclair de satisfaction dans ses yeux perçants. « Ne t'en fais pas, cela lui passera. Qui sait, c'était peut-être la dernière fois ? »

Drakan fronça les sourcils. La phrase sonnait étrangement, mais il n'y accorda pas d'importance. Sans un mot de plus, il tourne les serres et s'éloigna. Ce n'est qu'une fois rentré chez lui qu'il se débarrassa de ses vêtements trempés et s'enroula dans ses couvertures, imposant en vain de calmer sa rage et sa frustration.

Toute la nuit, il resta éveillé, ses pensées s'entrechoquant dans son esprit. Au petit matin, il se rendit au chantier naval, comme à son habitude, pour accueillir les ouvriers. Bien qu'il occupât déjà le poste de contremaître, il se sentait toujours en apprentissage, encore loin d'être prêt à assumer le rôle que son père souhaitait pour lui. Cependant, ce matin-là, ce ne fut pas les ouvriers qui le rejoignirent, mais un contingent de soldats de la capitale. Les sabots des chevaux claquaient sur le sol détrempé.

« Drakan Harren, au nom du Conclave d'Harrenfell, vous êtes en état d'arrestation », déclara le chef du groupe.

Pris au dépourvu, Drakan n'opposa aucune résistance. Enchaîné et conduit vers la forteresse, il cherchait désespérément une explication à cette situation absurde. 
Dans la salle du conseil, il fut présenté devant le Justiciar de l'île. Silencieux, le jeune Lord chercha vainement une défense. Le cœur battant, il essayait de comprendre ce qu'on lui reprochait. Enfin, Melbor prit la parole, sa voix s'élevant avec une autorité froide :

« Lord Edric Harren a été retrouvé mort ce matin, une entaille nette à la gorge. »

Le monde de Drakan s'effondra. Chaque mot résonnait comme un verre dans son esprit. Il balbutia, cherchant une explication. « C'est impossible... Il était vivant lorsque je suis parti... »

Melbor croisa les bras, son regard s'accrochant à celui de Drakan. « Vous étiez là, hier soir. Des témoins ont entendu des éclats de voix. Vous avez été vu quitter la demeure dans un état de fureur. »

Soudain, un éclair de lucidité traversa l'esprit de Drakan. « Vous étiez là ! » grognat-il, ses yeux se fixant sur le Justiciar. « Je vous ai vu ! Nous avons parlé alors que je m'en retournais chez moi ! »

Un sourire se dessina sur les lèvres de Melbor, glacial et dénué d'émotion. « Des divagations d'un homme accablé par le chagrin. »

Les paroles de l’aîné prononcés la veille lui revinrent en mémoire. À genoux, Drakan les murmura, répétant en boucle : « Qui sait, c'était peut-être la dernière fois... la dernière fois... »

Puis, la réalité le frappa de plein fouet. Son regard se figea, empli de haine, tandis qu'il soutenait celui de Melbor. « C'était vous ! Pourquoi ? » cracha-t-il, la voix tremblante de rage.

Le Justiciar le fixa avec une froideur implacable. « Emmenez-le », ordonna-t-il d'un geste de la main.

Avant que Drakan ne puisse réagir, une douleur intense explosa à l'arrière de sa tête. Tout est devenu noir. Lorsqu'il reprit connaissance, il était allongé sur le sol froid d'un cachot. On lui avait retiré ses vêtements, ses privilèges, son nom. Vêtu d'une simple tunique en lin, il fut condamné sans procès, traîné dans la boue par celui qui l'avait piégé.

LA GEOLE

Cela faisait deux semaines que Drakan croupissait dans sa cellule. Les murmures des gardes évoquaient son prochain transfert vers la prison de Nordregg, un lieu sinistre où même les plus puissants des mages ne pouvaient se libérer de leurs chaînes. Mais tout cela n’avait plus d’importance. Sa vie était déjà terminée. Qu'il demeure dans cette prison ou une autre, qu'importe.

Alors que la Lune d'Argent s'élevait à l'horizon, sa lumière glaciale traversa les barreaux d'acier, illuminant la couche de paille de Drakan, comme une invitation à trouver un semblant de repos. Il s'y abandonna, fermant les yeux tandis que le sommeil le gagnait peu à peu.

Soudain, une voix brisa l'obscurité : « Drakan Harren ? »

Il rouvrit les yeux, balayant la pièce du regard, son cœur battant. D'où venait cette voix ? « Drakan Harren, c'est bien vous ? » reprit avec insistance l'étrange voix.

« C'était moi... oui », répondit-il, la gorge serrée.

Il se redressa péniblement, tentant de discerner la silhouette de son mystérieux interlocuteur. À la lueur vacillante des torches du couloir, une forme massive émergea de l'ombre. Drakan, désormais sur ses gardes, recula jusqu'au mur, non par crainte mais par méfiance. Qui était cet être, tout de noir vêtu ?

L'étranger s'avança et, sans un mot, sortit une fiole de sa ceinture. Il versa son contenu sur la serrure de la cellule, qui se dissout instantanément dans un sifflement acide. La porte s'ouvrit avec un grincement. L'inconnu pénétra dans la cellule et abaissa sa capuche, dévoilant un homme-chat au pelage noir et court et des yeux perçants d'un jaune brillant. Musclé et agile, il émanait de lui une force sereine.

geoles.jpg

Sa voix, grave et assurée, résonna dans l'étroite pièce :« Je me nomme Kêssan Ankrêt. Aujourd'hui, je te tends la main. Suis-moi, et tu trouveras les réponses que tu cherches. Une nouvelle vie parmi les miens, si tel est ton désir, t’attend également. »

Le Félidérien se saisit d’une seconde fiole, plus volumineuse, à sa ceinture et la lança sur la fenêtre de la cellule. Le même procédé que quelques minutes plutôt se produisit. Dans un liquide verdâtre et fumant, les barreaux d’acier disparurent comme s’ils n’avaient jamais existé.Il attacha une corde aux barreaux restant et la jeta par la fenêtre, avant de bondir avec agilité, se suspendant aisément à l’extérieur des murs. Drakan, troublé, comprit que cette opportunité ne se représenterait pas.

 

L’homme et le félin s’extirpèrent de la cité à la faveur de l’obscurité. Une fois hors d’atteinte des archers et des gardes, les deux compagnons s’envolèrent sur le dos d’un griffon, fendant le ciel nocturne.

L’ANTRE DES ANACHORETES

Durant le vol, Kêssan demeura silencieux et serein. Égol, son griffon, fendait l’air avec aisance. Puis, la monture poussa un cri.

« Oui, Égol, nous sommes arrivés ! » répondit le félin, comme s’il entretenait une relation amicale sincère avec sa bête.

Ils atterrirent sur une petite île isolée, d’où se dressait un manoir surplombant les hauteurs, arborant un étendard frappé d’une tête de corbeau.

« Où sommes-nous ? » questionna le jeune homme, affamé.

Kêssan le regarda et sortit de la sacoche de sa selle un morceau de pain.

« Tiens ! » dit-il en le lui lançant d’un geste précis.

« Allons-y ! Il veut te voir ! »

Alors que les deux compères gravissaient le chemin menant au manoir, Drakan ne cessait de regarder le ciel ou de se retourner, cherchant désespérément l’horizon ou une étoile familière. A l’entrée du manoir, sur les marches, un Nain impeccablement vêtu, à la barbe taillée et soignée, les attendait. Le félin inclina la tête en signe de respect, marquant la déférence envers ce qui semblait être son Mentor.

« Sois le bienvenu, Drakan Harren, fils d’Edric. Viens ! Tu dois avoir faim. » dit-il en déposant une main dans le dos de Drakan et tendant l’autre en direction de la porte de la bâtisse. Le jeune invité sentit une atmosphère réconfortante. Il fit un pas, puis un deuxième ; son hôte lui emboîta le pas à son tour.

 

A l’intérieur, le Nain installa Drakan et Kêssan a une table fraichement dressée, couverte de modestes mais nourrissantes victuailles. Le Mentor, appuyé contre la cheminée, fixant les flammes, entama son histoire dans un monologue qui capta l’attention de ses deux interlocuteurs.

« Je me nomme Messrine. Et j’ai bien des choses à te raconter. » L'air dans la salle devint lourd, presque oppressant, alors que les mots du nain résonnaient dans l'esprit du jeune homme.

« Nous sommes des assassins, agissant pour le bien d’un équilibre que tu ne soupçonnes même pas. Fléau du passé, les Assteryens demeurent encore aujourd’hui une menace. Ils n’ont pas tous disparus. Ils entraînent des intrigues et des machinations politiques dans toutes les terres d’Hélyngrad. Notre Ordre les traque depuis plus de deux milles ans. Ils se terrent dans les confins du monde, déversant leur poison, espérant redorer une dynastie perdue. »

Le félin fixait son regard dans celui de Drakan. La révélation du Mentor n'était pas une simple rumeur. Elle avait le poids des secrets enfouis, de ceux que l'on protège avec du sang et des mensonges.

« Ton père s'est échoué sur notre île lorsqu'il était jeune. », poursuivit Messrine. « Nous l'avons recueilli, soigné, et il est resté parmi nous plusieurs mois, le temps de retrouver ses forces. Avec le temps, nous sommes devenus amis, et un soir, je lui ai révélé la nature de notre mission. Ému par notre cause, Edric a accepté de nous rejoindre, mais à une seule condition : il ne verserait jamais le sang et si par mésaventure, il lui arrivait malheur, nous devions veiller à ce que sa famille demeure en sécurité. J’ai été très attristé d’apprendre le décès de ta mère. C’était une bonne personne ! »


Le Mentor marqua une pause, quittant l’appui de sa cheminée pour s’en retourner à la table. Il saisit un gobelet de vin sur la table et poursuivit :

« De retour à Harrenfell, il est devenu l'un de nos informateurs les plus précieux. Sa position politique en faisait une pièce maîtresse dans notre combat. Mais aujourd'hui, cette pièce s'est éteinte. »

L'histoire du père de Drakan, autrefois figure de pouvoir et de réussite, s'effondrait, révélant un homme engagé dans une lutte bien plus vaste que tout ce que son fils aurait pu imaginer.

Les Assteryens, ces ombres du passé que l'on croyait vaincues, n'avaient jamais vraiment disparu. Ils s'étaient infiltrés dans les rouages ​​du pouvoir, profitant de la cupidité et des ambitions humaines pour reconstruire leur influence perdue. Le Justiciar d'Harrenfell, avec son masque d'autorité et de loyauté, n'était qu'un pion dans ce jeu complexe, mais un pion redoutable. Edric avait tout découvert : chaque transaction illicite, chaque promesse secrète, chaque alliance tissée dans l'ombre.

La révélation écrasa Drakan, laissant son esprit vaciller entre incrédulité et colère. Tout ce en quoi il avait cru n'était-il qu'une illusion ? Était-il, lui-même, la victime d'une farce sinistre ?

« Le pouvoir, lorsqu'il est corrompu, coûte la vie à d'innombrables innocents », ajouta Messrine, d'un ton imperturbable. « Mais l'Ordre des Anachorètes se dressera toujours contre la menace assteryenne, car nul n'échappe à la Lame de l'Anachorète. »

Un écho se fit entendre. Kêssan répéta en chœur avec son maître.

« Nul n’échappe à la lame de l’Anachorète ! »

Messrine marqua une nouvelle pause, laissant ses paroles s'infiltrer dans l'esprit de Drakan. Puis, ses yeux brillants d'une sagesse ancienne se posèrent sur le jeune homme.

« Tu devras faire un choix ! », dit-il calmement.

« Laisser le mensonge perdurer ou lever la lame contre ceux qui l'ont forgé, même si cela implique de la retourner contre ton propre sang ! »
 

Dans la chaleur de la pièce, les trois hommes discutèrent jusqu’au lever du jour, soulevant bien plus de questions dans l’esprit de Drakan que les réponses qu’il attendait.

LA KATALYST

Recueilli par ces êtres mystérieux, Drakan entama une nouvelle vie. Pendant plusieurs années, il apprit les rites et les coutumes de son Ordre. Quand il fut prêt, on l'initia aux arts de l'ombre et de l'assassinat. Arc, dagues, et poisons remplacèrent peu à peu la scie et le marteau. Devenu l'un des Anachorètes, Drakan accompli plusieurs missions en leur nom. Des comptoirs commerçants de Misance jusqu’au front d’Adalsweyr, le jeune homme devint un assassin prometteur.

Un jour, la jeune Néra, une Sylve de Da’Asheer, rentra de mission avec un drôle présent. Elle apporta aux Anachorètes, une étrange pierre teintée de noir et de rouge. Elle était assez volumineuse. Messrine, curieux, l’étudia sous tous les angles, durant plusieurs jours. Il se rendit lui-même à Messara dans l’espoir que les infiltrés de l’Ordre puissent le renseigner. Là-bas, il rencontra un homme étrange, qui semblait détenir les réponses qu’ils cherchaient.

Après plusieurs mois de recherches, Messrine revint sur l’ile du Croissant de Lune. Il paraissait différent, comme si le contact avec la pierre l’avait rendu avide de connaissances.


« Cette pierre est une bénédiction. Ce que Néra a trouvé nous donnera un net avantage sur les Assteryens. Cette pierre se nomme « Katalyst ». Elle amplifie les aptitudes de son possesseur. » expliqua le Mentor à l’assemblée, dans la crypte secrète du manoir.

« Elle est également très solide mais le diamant peut la tailler. Bervand, tu te chargeras d’en faire des gemmes, et d’en incruster nos armes. Dès aujourd’hui, le rite de passage des anachorètes comportera l’acquisition d’une arme sertie de Katalyst. Que nul n’échappe à la Lame de l’Anachorète ! »

Les membres les plus chevronnées de l’Ordre reçurent les premières armes serties quelques semaines plus tard. Bervand était un forgeron et orfèvre de renom. Son travail était précis et d’une finition sans égal.

Quelques jours plus tard, alors que Drakan regardait Néra recevoir son nouvel arc en ébène et prêter serment, Kêssan s’approcha. Il déposa sa patte sur l’épaule de Drakan. Le jeune homme se retourna, dégageant sa capuche de son visage afin de mieux observer son interlocuteur.

« Je n’aime pas ça ! » affirma le Félidérien

« Quoi donc, mon ami ? » questionna Drakan, intrigué.

« Messrine et Bervand ont passé tellement de temps aux côtés de cette étrange pierre que je les trouve, … nerveux. Restes sur tes gardes ! » lui répondit sèchement le félin, sûr de lui.

 

Un matin, ce fût au tour de Drakan de prêter serment. En clôture de la cérémonie, l’Anachorète se vit confier une nouvelle mission : retourner à Harrenfell et éliminer le Justiciar Melbor, celui-là même qui l'avait emprisonné quelques années plus tôt. L’heure était venue. Les agissements de l’Ordre avaient poussé Melbor à commettre des impairs. Il était l’heure de frapper.

Pour cette mission, le maître tendit à Drakan une nouvelle dague sertie de pierres rouges. L’apprenti comprit qu’il était désormais un assassin accompli. Son mentor lui parla alors des pierres plus en détail, comme s’il en était obnubilé. Il en parlait avec une certaine insistance et un intérêt plus que marqué. La Katalyst, ainsi nommée, amplifiait peut-être les facultés mais semblait quelques peu altérer l’esprit. Alors que Drakan tendait la main pour s'emparer de l'arme, il remarqua une hésitation chez Messrine. Le Mentor, d'ordinaire si sûr de lui, semblait soudain réticent, ses doigts se crispant davantage autour du manche de la dague. Drakan ressentit une vague d'étrangeté. Depuis quelque temps, il avait observé, en se remémorant les paroles de Kêssan. Ses frères et sœurs d'armes conservaient leurs armures sur eux en permanence, comme s'ils redoutaient une attaque, même dans leur sommeil. Une sensation d'insécurité enveloppait le manoir depuis plusieurs lunes, et la méfiance entre les assassins grandissait peu à peu. Néra, toujours prompt à s’entraîner avec lui, refusait de laisser quiconque pénétrer l’aire d’archerie. Les griffons semblaient également plus agités.

Pourtant, Drakan ne pouvait ignorer le malaise palpable qui se dégageait de ce moment. Le jeune homme fixa son mentor avec insistance, attendant une réponse. Finalement, le vieux nain relâcha sa prise, retrouvant un semblant de paix intérieure.

« Bon voyage, Drakan ! » murmura-t-il d'une voix grave, avant de se détourner. L'exécuteur, dague en main, se prépara alors à accomplir sa mission, mais une ombre de doute planait désormais sur son esprit.

L’ASSASSIN

À Harrenfell, Drakan s’avait où aller. La ville n’avait pas beaucoup changé mais le jeune anachorète n’en oublia pas sa formation. Il vérifia ses sources et trouva sans peine les appartements du Justiciar. Cette fois, il était le chasseur, non la proie. Il attendrait la nuit pour agir et ôter cette vie.
 

Arpentant les toits de la ville, il atteignit rapidement sa destination. Il escalada le balcon de la chambre du Justiciar et observa furtivement par la fenêtre. Le vieil homme dormait, une chandelle presque consumée à ses côtés. À la lueur de la lune, l'assassin passa l'embrasure de la fenêtre avec agilité, dans un silence absolu. La dague en main, Drakan s'approcha. Il sentait une pulsation étrange émaner de l'arme. Arrivé à la hauteur de la gorge de sa future victime, il arrêta subitement son mouvement. Une phrase traversa alors son esprit : «  Qui sait, c'était peut-être la dernière fois ? ».
 

Dans son moment d’absence, Drakan oublia pour un temps l’assassin. Serrant sa dague de plus en plus fort, il souhaitait une vengeance. Alors il se blottit dans un coin de la pièce, s’adossant là, sur une chaise, jouant avec sa dague, fixant sans clignements le vieil homme endormi.
 

Alors que la nuit s’échappait, Melbor finit par se réveiller. La fenêtre, laissée ouverte par le visiteur, empli la pièce d’un froid malvenu. Se dérobant à ses couvertures, Melbor s’avança vers la fenêtre et la referma en maugréant. Alors qu’il commençait à voir son reflet dans le verre de la vitre, un visage encapuchonné se dessina à hauteur de son épaule droite. Pris de stupeur, Melbor  se retourna, confrontant ce spectre du passé. Alors qu’il s’apprêtait à crier, Drakan déposa sa main gauche sur sa bouche avec ferveur et enfonça dans son ventre, la dague sertie de pierres rouges.

assassinat.jpg

Melbor, terrifié, gémissait dans la main de son bourreau. Drakan approcha ses lèvres près de l’oreille du Justiciar et prononça les mots qui terrifièrent d’avantage le vieil homme :
 

« Chut … Qui sait, c’était peut-être la dernière fois ! ».
 

Les yeux écarquillés, Melbor comprit sans peine, qui se tenait face à lui. Retirant sa dague de son ventre avec assurance, l’Anachorète s'approcha de la gorge de sa cible et trancha avec une précision chirurgicale. Un filet de sang jaillit, teintant la chemise de nuit blanche d'un rouge écarlate, emportant sa victime dans les confins de la mort. Sur la fenêtre, des larmes de sang coulèrent en direction du sol, témoin du trépas du Justiciar.
 

Drakan ressentit une étrange sensation provenant de son bras armé. Alors que l’adrénaline redescendait, il se trouva satisfait. Il avait aimé cela. Bien qu'il ne soit pas à son coup d'essai, jamais il n'avait ressenti cette puissante vague de confiance et de détermination qui l'emplissait désormais. C'était comme si la dague elle-même exultait du sang versé, et ce sentiment de puissance nouvelle le grisait. Une part de lui, celle qu'il n'avait jamais explorée, réclamait plus. Il en voulait encore. Tuer, il le fallait.
 

Soudain, la peur se saisit de lui, glaciale et implacable. Ce n'était pas le simple frisson du danger, mais quelque chose de plus profond, de plus terrifiant. Comme si la dague cherchait à s'imposer, à prendre le contrôle. Sans réfléchir, Drakan rangea l'arme avec méfiance dans son fourreau et la détacha précipitamment de sa ceinture, comme pour se libérer de son emprise.
 

Il quitta la pièce avec la même aisance qu’il était entré, fuyant les lieux du crime, se dissimulant dans les derniers recoins d’ombres. Les rayons du soleil ne lui permettraient pas de se cacher bien longtemps. Derrière lui, dans la chambre de Melbor, un tableau macabre serait révélé dès le service du matin.
 

Arrivé là où son griffon l'attendait, il enfourcha la créature et entama le voyage de retour vers l'île du Croissant de Lune, l'esprit tourmenté par cette soif de sang nouvelle et effrayante.
 

« Kêssan avait probablement raison. Cette pierre est dangereuse ! »
 

Il fit le voyage du retour sans un mot, d’horribles pensées taraudant son esprit !

LA CHUTE DE L’ORDRE

Drakan se posa silencieusement dans la cour intérieure du manoir, profitant de l'obscurité de la nuit pour masquer son arrivée. Il avait pris un détour, porté par les vents, cherchant à clarifier ses pensées. Dès qu'il mit pied à terre, un frisson lui parcourut l'échine : quelque chose clochait. La lumière était rare, et une brume épaisse enveloppait l'antre des Anachorètes. Sur les marches de pierres du manoir, une silhouette inerte baignait dans une mare de sang. Drakan reconnut Néra, inanimée, la vie l'ayant quittée. Elle avait de profondes entailles sur le corps. Une mutilation qui lui avait probablement coûté la vie.

Sur ses gardes, le jeune assassin poussa lentement la porte du manoir, la lourdeur de l'instant pesant sur ses épaules. Ce qui l'attendait à l'intérieur surpassait toutes ses craintes. La salle, autrefois majestueuse, était plongée dans une semi-obscurité, seulement éclairée par les quelques bougies vacillantes qui subsistaient. Leurs faibles lueurs dansaient sur les murs, révélant des éclaboussures de sang qui les recouvraient comme une sinistre fresque.

Ses yeux balayèrent la pièce, découvrant avec horreur les corps de ses frères et sœurs, éparpillés sur le sol, leurs visages figés dans une expression de rage ou de terreur. Ils s'étaient entretués, victimes d'une folie inexplicable. Le sol était jonché d'armes, chacune ornée de pierres rouges, leur éclat sinistre reflétant les flammes mourantes dans l'âtre. L'une des victimes, encore accrochée à la vie dans un dernier instant de douleur, était brûlée dans la cheminée, son corps se consumant lentement dans un spectacle macabre. Bervand n’était plus ! Son corps brûlant dans la cheminée serait la dernière toile que l’artiste laisserait en mémoire dans l’esprit de Drakan.

Au centre de la pièce, une table était dressée pour un repas. Les couverts étaient disposés avec soin, mais quelque chose d'étrange retenait l'attention de Drakan : rien n'avait été consommé. Ni le pain, ni le vin, dont la couleur sombre dans les verres ressemblait étrangement à du sang. Le contraste entre cette scène de repas abandonné et le carnage environnant renforçait l'horreur de la situation.

Un frisson parcourut l'échine de Drakan. Quelque chose d'invisible avait semé le chaos ici, quelque chose de suffisamment puissant pour briser les esprits les plus aguerris. Serrant sa dague, il sentit à nouveau cette pulsation étrange émaner de la lame, comme si l'arme elle-même réagissait à l'atmosphère sinistre qui imprégnait le lieu.

Un éclair de lucidité ramena Drakan à la raison. Il lâcha la dague, qui tomba au sol avec un bruit sourd, et sentit aussitôt le pouvoir le quitter. L’assassin comprit alors que cette dague était peut-être la cause de tout. Il se dirigea vers ses appartements, enjambant les cadavres qui jonchaient le sol ensanglanté. Là, il fouilla dans son coffre et en sortit une ancienne dague, celle qu'il portait lorsqu'il n'était encore qu'un novice. L’arme, simple, munie d’une garde en laiton, était des plus banales. En saisissant la poignée d'une main ferme, il ne ressentit rien. Le pouvoir qui l'habitait au contact de la dague sertie de katalyst n'apparaissait pas avec celle-ci. Il remplaça, sûr de lui, le cadeau de son mentor par sa lame d’apprenti. Au passage, il raccrocha son carquois à son harnais et se saisit de l’Ombre pourpre, son arc en ébène.

Drakan opéra alors un demi-tour et entreprit de redescendre les étages souillés de sang. En descendant, il observa attentivement les armes de ses camarades éparpillées sur le sol : une dague, une épée, un couteau, un arc, toutes serties de cette maudite katalyst.

Il descendit jusqu'à la crypte, située sous le manoir. À droite de l'escalier, il pénétra dans l'armurerie, puis l'atelier de Bervand. Sur l'établi, des petites gemmes étaient prêtes. Drakan approcha sa main des pierres et les toucha. Aussitôt, il ressentit ce même pouvoir incontrôlable que lorsqu'il tenait sa dague en main.

Alors, le jeune homme comprit. Le fracas de lames s’entrechoquant sorti Drakan de sa contemplation. Se dirigeant vers la grande salle de la crypte, le jeune assassin enjamba encore quelques cadavres avant d’arriver à sa destination.

Là, dans le cercle de pierres au sol pavé, Messrine et Kêssan s’affrontaient. Désarmés, le félin n’avait plus que ses griffes et son agilité pour se défendre. Messrine, tenait son glaive dans sa main droite, et ce qu’il restait de la pierre de katalyst dans l’autre.

Armant une flèche en direction des deux hommes, Drakan se préparait à décocher. Puis, sur un ton sec et autoritaire, il dit :

« Arrêtez ! C’est de la folie ! »

Kêssan centra son regard sur Drakan. « Va-t-en, malheureux ! » hurla le félin.

Mais cette seconde d’inattention scella le sort de son ami. Alors que son regard se posa à nouveau sur le Mentor, dont le visage se tordait d’une expression diabolique, Kêssan ressentit une douleur vive à la poitrine. La lame de Messrine avait trouvé le chemin de son cœur.

Drakan, toujours le bras tendu prêt à décocher, poussa un cri désespéré.

Messrine se tourna alors vers le dernier de ses disciples. La rage dans ses yeux avait effacé la sagesse de l’homme. Il serrait la katalyst dans sa main à s’en faire saigner les doigts et la paume. Réfutant tout dialogue avec l’archer, Messrine se tenait prêt.

« Arrêtez-vous Mentor. Où ce sera ma flèche qui le fera ! » ordonna le jeune homme.

« J’ai prêté serment. Et je vous arrêterai, même si je dois dresser ma lame contre mon propre sang ! » reprit-il avec assurance.

Mais Messrine n’était plus. Le Nain qui se trouvait face à lui n’était plus le même. L’homme sage qui l’avait accueilli avait disparu pour ne laisser qu’un gnome déformé par la haine et la douleur. Levant son glaive, Messrine se mit à courir en direction de Drakan. Alors qu’il se déplaçait à toute vitesse, il bondit en direction de son adversaire avec une aisance inimaginable. Alors que son corps s’alignait avec la pointe de sa flèche, Drakan décocha. La flèche perfora la boîte crânienne du Nain en plein bond dans un son d’os brisés. Le corps de Messrine s’écrasa avec lourdeur sur le sol humide de la crypte. La pierre de katalyst s’échappa de sa main, emportant avec elle le tumulte de la salle. Le calme et le tintement de l’eau gouttant sur la pierre remplacèrent le vacarme de la bataille. Drakan redescendit son bras armé et se précipita vers le cercle de pierres. Il tomba à genoux prêt du corps de son ami, son sang encore chaud souillant ses vêtements. Mais il était trop tard. Drakan sentit la tristesse monter à ses yeux et déversa des larmes sur le corps de celui qu’il considérait comme son frère.

 

Après un adieu larmoyant, Drakan récupéra la pierre de katalyst et la déposa sur l’établi de Bervand. Là, à côté des gemmes finement polies, l’outil de taille en nyrtre attendait. Pris alors d’un accès de rage, le jeune homme l’enfonça de toutes ses forces dans la pierre. C’est alors qu’un phénomène des plus étranges se produisit. La pierre éclata en fragments, mais au lieu de retrouver des morceaux éparpillés sur la table ou le sol, les débris se liquéfièrent. Drakan, intrigué, toucha du bout des doigts la substance noire et chaude qui en résultait, mais il ressentit aussitôt une brûlure intense. Quelques instants après la liquéfaction, le sang noir chauffa, fuma, puis disparut.

Palpant la brûlure sur ses doigts, Drakan réfléchit. Il se mit à parcourir tout le manoir, collectant les armes serties de gemmes rouges, et les descendit à l’armurerie. Avec son outil en nyrtre, Drakan détruisit chaque pierre, une à une. À chaque fois, le résultat était identique : un liquide sombre s'écoulait, s'embrasait, puis disparaissait, laissant derrière lui une aura de mystère et de danger.

UN NOUVEAU BUT

L'Anachorète mit plusieurs jours à achever sa besogne. Ensuite, il s'occupa des corps de ses frères et sœurs, rassemblant du bois pour embraser les buchers funéraires qu’il avait dressé sur l'île du Croissant de Lune. Sa confrérie, ceux qu'il considérait comme sa famille, disparut dans un grand nuage de fumée. Puis, il entreprit de remettre le manoir en état, nettoyant le sang, jour et nuit, pendant plus d’une semaine. Finalement, la demeure retrouva un semblant de normalité, mais il était désormais seul. Même son maître avait succombé à la folie de cette maudite pierre de sang.
 

Assis dans l'office de son Mentor, Drakan contemplait maintenant les deux dernies éclats de katalyst qu’il possédait. Il détruisit l’un d’eux. L’Anachorète murmura entre ses dents :
 

« Qu’il coule abondamment ! »
 

Lorsque le sombre-sang se répandit sur une page de parchemin, il dessina une forme étrange. Quand il s'enflamma, il brûla en surface le parchemin d'un symbole. Drakan scruta la forme et la pris finalement comme emblème.

but.jpg

Dans l’office de Messrine, il trouva une boîte de verre ou il y déposa le dernier morceau en sa possession. A deux mains, il le prit et le déposa délicatement sur le rebord de la cheminée. La pierre, reflétant ses couleurs sur les pourtours de la boîte, demeurerait ici, vestige silencieux de l’Ordre, témoin de la Dernière Nuit.

 

Il leva les yeux vers la carte d'Hélyngrad accrochée au mur. Il saisit la bougie qui brûlait sur le bureau et se dirigea vers la carte. Fermant les yeux, il réfléchit.

Drakan Harren d’Harrenfell, dernier des Anachorètes, s'apprêtait à quitter l'île du Croissant de Lune, laissant derrière lui les vestiges de sa vie. Le manoir, désormais vide, resterait le tableau sanglant du massacre qui emporta ses frères et sœurs d’armes. Seul survivant de cette tragédie, il portait sur ses épaules un double fardeau : restaurer l'Ordre des Anachorètes et éradiquer la menace des pierres de Katalyst, responsables de tant de morts et de folie.
 

L'emblème inspiré du sombre-sang était plus qu'un simple symbole ; c'était le reflet de sa nouvelle mission. Il représenterait à la fois la renaissance et la vengeance. Chaque coup qu'il porterait désormais ne serait plus motivé par la haine ou la trahison, mais par un désir profond de rétablir l'équilibre sur Hélyngrad.

Bérynor marquerait le début de son long périple. Il supposait que les savants et les mages de Messara pourrait lui procurer des réponses. De plus, ses informateurs devaient être mis au courant. L'ombre de l'influence des Assteryens planait toujours sur Hélyngrad, et si les pierres de Katalyst tombaient entre leurs mains, le fléau de l’ancien empire renaitrait.

 

Aux écuries, Drakan libéra et chassa les griffons, le rendant leur liberté. Mais Egol ne s’envola pas. Drakan approcha sa main et la bête déposa son front contre sa paume. Ils ouvrirent tous deux les yeux, comme s’ils avaient scellé un pacte de sang.
 

Désormais , chevauchant son fidèle griffon, Drakan survola les eaux scintillantes de l’Archipel, observant de loin les terres qui se dessinaient à l'horizon. Le froid de l'air lui rappelait que chaque battement d’ailes vers Bérynor le rapprochait de la solitude et de l'isolement qui l'accompagnaient depuis la chute de son ordre.

Mais dans cette solitude, il trouvait une clarté, une force. Il savait qu'il ne pourrait vaincre cette menace seul. Il lui fallait des alliés, des êtres prêts à sacrifier leur vie pour détruire les pierres de Katalyst et les racines d'une corruption millénaire.
 

La voie de l'Anachorète était solitaire, mais elle était désormais réduite au silence par l'obscurité, la douleur et le sang. Mais à chaque coup porté, à chaque pierre qu’il détruirait, Drakan espérait retrouver une part de ce qui l’avait perdu.
 

Bérynor ne serait que le début et le Sombre-Sang, coulera abondamment !

bottom of page